Lettre du Proche-Orient | | 18.02.12 | 13h24
Comme toujours quand la référence religieuse ou picturale
est appuyée, le photoreportage suscite la polémique. Symboliser le
"printemps arabe" par une pietà en voile intégral serrant dans ses
bras un "Christ" yéménite au torse dénudé ne pouvait échapper à la
règle. Le cliché, réalisé le 15 octobre 2011 au Yémen par Samuel Aranda pour le
New York Times, a été récompensé, vendredi 10 février, du World Press Photo.
Si l'on se réfère aux précédentes photos primées - "La
Pietà du Kosovo" de Georges Mérillon (Grand Prix 1990) et la "Madone
de Bentalha" d'Hocine Zaourar (Grand Prix 1998) -, l'exercice se distingue
cette année par sa charge polémique. "Oui, sous le niqab, il y a des êtres
humains, qui parfois souffrent et se battent pour la liberté", semble nous
dire Samuel Aranda.
Pour le reste, le spectateur appréciera diversement la
pertinence de la référence à Michel-Ange : "justement pathétique",
"émouvant" et "universaliste" pour les uns,
"déplacé", "ringard", "kitsch", voire
"orientaliste". Dans le monde arabe, les réactions sont aussi
contrastées qu'en Europe et aux Etats-Unis.
Sur son blog consacré à la photographie d'art contemporaine,
Conscientious, le journaliste allemand Jörg M. Colberg se déclare indisposé par
le cliché et propose de rebaptiser le Prix mondial de la photo de presse
"Prix occidental de la photo de presse". "La question qui se
pose, c'est : dans quelle mesure utilisons-nous une photographie pour illustrer
notre propre système de croyance ? Presque chacune des photographies
récompensées par le World Press Photo reflète un regard typiquement
occidental."
Comme lui, certains regrettent de ne pas voir valorisées des
représentations moins codées, plus neuves et par là même moins rassurantes de
la violence à laquelle font face les populations arabes, au premier rang
desquelles les femmes. Sur les réseaux sociaux, la célébre image prise en
Egypte de "la fille au soutien-gorge bleu", traînée sur le sol par le
bout de son hijab par des militaires, le ventre dénudé bleui par les coups de
botte, fait une forte concurrence à la pietà yéménite. Elle révélerait de
manière plus explicite le potentiel de révolte niché au creux des voiles
arabes. Mais Patrick Baz, le directeur régional de la photographie au
Moyen-Orient pour l'AFP, membre du jury pour World Press Photo 2012, n'est pas
de cet avis. "Le photographe égyptien qui a réalisé l'image de la blue bra
girl ne s'est pas rendu compte de sa valeur. Un prix judéo-chrétien ? Oui. Car
c'est effectivement notre culture. Le monde arabo-musulman n'a pas de culture
de l'image ni de références visuelles, l'islam sunnite encore moins. Je trouve
que la "Pietà islamique" - c'est ainsi que je l'ai surnommée - est
une très belle image. Un mélange d'islam et de chrétienté, de voile et de
nudité. L'attitude de cet homme dans les bras de cette femme est
extraordinaire."
Faut-il souhaiter au cliché de Samuel Aranda d'échapper au
cadre dans lequel l'enferment certains de ses juges ? "Ce qu'il montre,
estime l'éditorialiste Omar Saghi, sur la radio marocaine Médi-1, c'est que la
modernité politique, que le féminisme lui-même, n'est plus du côté de Suzanne
Moubarak, de Leïla Trabelsi ou d'Asma Al-Assad (épouses des ex-dirigeants
égyptien et tunisien et du président syrien). Toute voilée qu'elle soit,
l'anonyme yéménite dit la vérité simple, massive et incontournable de
l'émancipation politique : la résistance à l'ordre injuste, le pouvoir de dire
non au despotisme par-delà les différences religieuses."
"L'espace public arabe a été bousculé, peut-être
définitivement. Il n'est plus le monopole des hommes à l'exclusion des femmes,
des modernistes à l'exclusion des islamistes, des politisés à l'exclusion des
indifférents, continue-t-il. Corps nus ou corps voilés mais corps politiques
qui, en s'immolant par le feu, en s'exposant, en se faisant tuer en ce moment
en Syrie, ont dit et continuent de dire que là, sur leur corps, s'arrête la
dictature et commence une nouvelle ère politique arabe."
talon@lemonde.fr
Claire Talon
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